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D.R.
Zoom par Antoine Fernandez
Les Idoles
Au théâtre de la Porte Saint-Martin

C'est la fête des morts mais - soyez rassurés - c'est très gay ! Christophe Honoré convoque le panthéon de ses idoles de jeunesse, homos créateurs vénérés, maintenant inaccessibles aux vivants comme les Olympiens. C'est la mise en scène monumentale d'un fantasme - d'un délire ? - d'artiste et l'exploration des méandres d'une époque, mais pas que... Honoré nous honore d'un éclair saisissant d'humanité !
Le jour ne pénètre pas cette station de métro souterraine, purgatoire underground en béton armé. Plus de soleil ici mais des lueurs artificielles à l'aura de boite de nuit ou d'hôpital - on hésite -, au milieu desquelles apparaissent nos héros de passage, glissants et dansants dans une étourdissante rengaine. Ça y est, le voyage vers l'ailleurs a commencé, un ailleurs ni vraiment mort ni tout à fait vie.
Qu'est-ce qu'être vivant quand on va mourir ? Continue-t-on à vivre alors qu'on est mort ? Les frontières sont floues et Christophe Honoré les floutent davantage : les voix s'imposent ou s'égarent dans la salle, proches ou lointaines - par un habile jeu de micros -, les comédiens apparaissent et disparaissent - troublante déambulation de Paul Kircher, en Bernard-Marie Koltès candide, sur un écran vidéo - pour réapparaître autrement ou ailleurs... Ils sont six sur scène, six hommes - 4 comédiens et 2 comédiennes, un choix bienvenu -, six fantômes d'homosexuels.
« T'es de quelle promo toi ? 91 ? La promo Freddy Mercury ? Ah, 92 ? La promo Anthony Perkins ! » Le discret critique des Cahiers du Cinéma, Serge - Daney parmi les damnés, qu'incarne Jean-Charles Clichet avec justesse et douceur - se rassure à poser cette question. C'est comme ça qu'ils parlent d'eux, en promotions, comme ça qu'il se classent et s'archivent, plus ironiquement qu'administrativement, pour faire passer la pilule. Difficile à avaler cette mort, alors on traine un peu, on erre pour ne pas se dire qu'elle est déjà terminée cette vie, si rapidement qu'on n'a pas pu, ou pas voulu, la voir venir. « C'est vrai qu'il est mort ? » interpelle désespérément Hervé Guibert - superbe Marina Foïs -. Oui, c'est vrai.

Voilà six hommes en colère qui se disputent, se déchirent, se débattent, se séduisent aussi, et cherchent à faire valoir leurs visions. Tous morts du sida, ils ne sont pas d'accord avec la façon de le vivre, ni comment il aurait fallu vivre l'avant. Y a t'il un meilleur moment pour le dire ? Et faut-il le dire ? Et dire quoi d'ailleurs ? Qu'on a le sida ? Ou qu'on est homo ? « C'est la même chose » lance Jacques Demy, le patriarche de ces spectres, à la vie trop secrète - trop lâche ? - selon ses coreligionnaires, que campe, avec une certaine impudence mais non sans respect, Marlène Saldana, toute vêtue de volupté. « Que chacun se mêle de son cul ! » clame-t-il justement.
Demy veut la dignité du silence et de l'ombre, et la liberté qui va avec, quand le flamboyant et éphémère Cyril Collard - qui colle fermement à la peau du tout aussi ardent Harrison Arévalo - veut l'éclat de la lumière, où tout est assumé et même revendiqué, et la liberté qui va avec. Deux libertés incompatibles qui ne sont jamais concurrentes.
Demy, Koltès, Lagarce - que le sagace Julien Honoré porte avec une grande délicatesse -, Guibert, Daney, Collard... personne n'a raison, personne n'a tort dans les mots de Christophe Honoré. Chacun avance dans le labyrinthe d'une vie de souffrance, de peines, de silences, de cache-cache et, in fine, de mort... Collard la refuse fondamentalement, cette mort, lui qui veut jouir, jouir, jouir de la vie, jouir à outrance, oublier qu'être vivant c'est mourir et être révolté - en mini short moulant, c'est mieux ! - que la mort arrive si tôt. Mais qu'est ce qui empêche l'homo d'être heureux et libre ? Quels liens lui interdisent de n'être jamais torturé par ce qu'il est ou ce qu'il représente ?

La danse des morts reprend, cette rengaine entêtante et abrutissante, et elle continue comme toute la vie continue. « T'es de quelle promo ? » lance encore Daney. « Un 2002, de fin d'année donc capricorne ! » lui répond-on avec l'insolence de la jeunesse inconsciente, avec une légèreté qui nous rappelle que l'histoire de ces disparitions - extinction en masse - n'est pas si lointaine. Et qu'en a-t'on fait ?
Dans un monologue frappant de Marina Foïs, la présence de Michel Foucault est invoquée. On nous retrace ses pénibles derniers jours. Une toile est tendue en fond de scène ; la silhouette souveraine du philosophe, comme un fantôme dans l'entrebâillement d'une porte, est accueillante... Mais qui accueille-t-il avec ce sourire du sage apaisé ? Ses camarades séropositifs ? Nous, le public ? Il sait que la mort n'est jamais loin mais veut nous y préparer avec ces mots de Françoise Hardy dont s'enivre le jeune Guibert :
« Et si je m'en vais avant toi
Dis-toi bien que je serai là
J'épouserai la pluie, le vent
Le soleil et les éléments
Pour te caresser tout le temps. »
Paru le 28/02/2025

(24 notes)
IDOLES (LES)
THÉÂTRE DE LA PORTE SAINT-MARTIN
Jusqu'au dimanche 6 avril

THÉÂTRE CONTEMPORAIN à partir de 15 ans. Les deux dernières décennies du XXe siècle resteront dans l’Histoire comme “les années sida”. La génération à laquelle appartient Christophe Honoré fut la première à parvenir à l’âge adulte en étant pleinement consciente de cette menace. Honoré a eu vingt ans en 1990, l’année de la mort du cinéast...

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