Interview par Jeanne Hoffstetter
Sandrine Bonnaire joue “L’Amante Anglaise”
au théâtre de l’Atelier
1949 à Savigny-sur-Orge : Amélie Rabilloud tue son mari d'un coup de marteau sur la tête, dépèce son cadavre et disperse les morceaux dans les alentours. De ce crime sordide Marguerite Duras s'inspire pour écrire une tout autre histoire, celle de Claire Lannes et de « L'Amante Anglaise », roman qu'elle adapte ensuite pour le théâtre.
En résumé : A Viorne, Claire Lannes tue sa cousine sourde-muette, dépèce le corps et jette les morceaux dans les trains de marchandises circulant sous le viaduc. Seule la tête demeure introuvable. Suite au crime, Pierre son mari, puis Claire, sont l'un après l'autre placés sous le feu des questions d'un mystérieux interrogateur. Devenue un classique, la pièce inspire depuis sa création en 1968 avec Madeleine Renaud, célèbres metteurs en scène et comédiens.
En interprétant le rôle de Claire Lannes, vous retrouvez pour la seconde fois, après "L'homme A"., les mots de Marguerite Duras. Est-ce dû au hasard ou à un désir de votre part ?
C'est un hasard. On est venu me proposer le rôle de cette belle personne... Enfin, tout est relatif car il s'agit quand même d'une meurtrière, mais c'est un beau personnage à interpréter et j'adore l'écriture de Duras.
Que vous inspire Claire et comment allez-vous aborder ce crime ?
Pour moi, ce n'est pas tant le crime qui est important, mais le parcours qui l'a menée à ça. Après avoir écouté le point de vue du mari puis le sien, on se rend compte qu'il s'agit d'une femme très simple qui porte un chagrin d'amour passé et qui trois ans après se retrouve dans les pattes d'un mari qui n'a aucune considération pour elle et dont il dit qu'elle est folle.
Folle, folie, sont des termes qui reviennent souvent dans la pièce...
Exactement. Elle-même se pose la question, et l'interrogateur le confirme. Mais je pense qu'on ne lui a pas laissé sa chance. Très vite, car il la dit incapable de tenir la maison et de cuisiner, le mari lui impose une cousine sourde-muette chez eux. Cette personne prend sa place, la prive de son espace intime et lui ôte une forme de responsabilité, ce qui finit par la rendre malade.
Outre son crime et la violence des mots qu'elle emploie à l'endroit de sa cousine lors de son interrogatoire, Claire semble vous inspirer une certaine empathie. Je me trompe ?
En décortiquant tout ça, plutôt, oui. C'est une femme qui n'a pas eu d'éducation scolaire semble-t-il, elle ne s'intéresse qu'à des journaux enfantins et fait beaucoup de fautes d'orthographe ; d'ailleurs, lorsqu'elle écrit « l'amante anglaise », elle veut parler de la plante, la menthe anglaise. En fait, elle suscite la honte chez son mari et chez les autres, ce qui a fini par la marginaliser, alors ça me la rend plutôt sympathique.
Le rapport entre Claire et l'interrogateur est à la fois très concret et très étrange, entraînant de la sorte notre imaginaire et un défi pour l'actrice ?
Absolument ! On voyage avec elle, il y a des moments où on ne la comprend pas bien, mais si on analyse les choses, elle dit des vérités, elle a de vraies pensées sur l'écologie, la politique, le monde social, mais elle l'exprime d'une manière si bizarre qu'on se dit qu'elle est folle. Alors que pour moi elle est très proche de l'autisme dont je connais un peu le langage qui dans la forme est très loin de nous alors qu'au fond beaucoup de choses nous rassemblent*. Plus j'apprends le texte, plus je la comprends et plus j'ai envie de la rendre très concrète. Je pense que tout en montrant qu'on en parle il ne faut pas jouer la folie, il faut rester à la bonne distance. Pour moi le défi est là.
Ne pas entrer dans la psychologie des personnages, s'interdire de juger, telle était Marguerite Duras. Dans le cas présent, à quoi s'intéresse-t-elle avant tout ?
Voilà oui, rien de psychologique, le texte se suffit à lui-même. Je pense que ce qui l'intéresse n'est pas le crime, mais la folie elle-même, et c'est ce qui m'intéresse aussi.
Alors que Duras a choisi de situer sa pièce dans les années soixante, Jacques Osinski votre metteur en scène, explique vouloir s'attacher uniquement au texte et vous demande d'être une incarnation moderne de Claire Lannes, à la fois opaque et transparente...
Pour Claire, je dirais plus intemporelle que moderne. Il est vrai qu'à l'époque le rapport entre mari et femme et l'inverse était très différent, il y avait des codes très patriarcaux qui ne sont plus aujourd'hui. Donc je pense, et c'est l'intention de Jacques, qu'il faut rendre la pièce intemporelle.
Le café le Balto, les personnages annexes du roman ne sont ici qu'évoqués. Seuls demeurent l'interrogateur face à Pierre dans la première partie, face à Claire dans la seconde. Une attente stressante pour vous j'imagine !
Oh oui ! Ça commence sans moi alors j'ai le temps de... D'autant que je suis une traqueuse sans nom, mon trac n'est pas rationnel, il survient aussi bien à une première représentation qu'à une seconde ou même une trentième sans aucune véritable explication.
Et ce texte, sous une apparente simplicité, n'offre pas grand-chose à quoi se raccrocher !
Oui, il est très dur à apprendre parce que les idées fusent, elle passe sans cesse du coq à l'âne. Parfois elle s'exprime dans un bon français, parfois elle fait des fautes.
Vous n'avez jamais joué avec Frédéric Leidgens, votre partenaire-interrogateur?
Je ne le connaissais pas avant d'avoir vu "Fin de partie" également mis en scène par Jacques Olinski. J'ai eu un vrai coup de cœur pour cet acteur talentueux et d'une grande élégance. Quand j'ai appris que j'allais jouer avec lui, ça a été le bonheur et je sens déjà une complicité de jeu dans les répétitions.
Une complicité que l'on a hâte de découvrir à travers ce face à face. L'interrogateur semble vouloir sauver Claire de la peine de mort alors en vigueur, en plaidant sa folie. Claire, de son côté, fait tout pour prolonger son face à face avec lui.
Oui, elle le manipule aussi par crainte qu'il ne lui parle plus car, pour la première fois, quelqu'un s'intéresse à elle, elle se sent vraiment écoutée.
Passionnante Marguerite Duras !
Oui, et d'une intelligence incroyable. Je la comprends à voix haute, c'est là que sa complexité devient simple. Ce qui tombe bien puisque je dis ses mots !
* Sandrine Bonnaire a réalisé un documentaire « Elle s'appelle Sabine » sur sa sœur autiste. Le film a été primé en 2007 à la quinzaine des réalisateurs à Cannes.
En interprétant le rôle de Claire Lannes, vous retrouvez pour la seconde fois, après "L'homme A"., les mots de Marguerite Duras. Est-ce dû au hasard ou à un désir de votre part ?
C'est un hasard. On est venu me proposer le rôle de cette belle personne... Enfin, tout est relatif car il s'agit quand même d'une meurtrière, mais c'est un beau personnage à interpréter et j'adore l'écriture de Duras.
Que vous inspire Claire et comment allez-vous aborder ce crime ?
Pour moi, ce n'est pas tant le crime qui est important, mais le parcours qui l'a menée à ça. Après avoir écouté le point de vue du mari puis le sien, on se rend compte qu'il s'agit d'une femme très simple qui porte un chagrin d'amour passé et qui trois ans après se retrouve dans les pattes d'un mari qui n'a aucune considération pour elle et dont il dit qu'elle est folle.
Folle, folie, sont des termes qui reviennent souvent dans la pièce...
Exactement. Elle-même se pose la question, et l'interrogateur le confirme. Mais je pense qu'on ne lui a pas laissé sa chance. Très vite, car il la dit incapable de tenir la maison et de cuisiner, le mari lui impose une cousine sourde-muette chez eux. Cette personne prend sa place, la prive de son espace intime et lui ôte une forme de responsabilité, ce qui finit par la rendre malade.
Outre son crime et la violence des mots qu'elle emploie à l'endroit de sa cousine lors de son interrogatoire, Claire semble vous inspirer une certaine empathie. Je me trompe ?
En décortiquant tout ça, plutôt, oui. C'est une femme qui n'a pas eu d'éducation scolaire semble-t-il, elle ne s'intéresse qu'à des journaux enfantins et fait beaucoup de fautes d'orthographe ; d'ailleurs, lorsqu'elle écrit « l'amante anglaise », elle veut parler de la plante, la menthe anglaise. En fait, elle suscite la honte chez son mari et chez les autres, ce qui a fini par la marginaliser, alors ça me la rend plutôt sympathique.
Le rapport entre Claire et l'interrogateur est à la fois très concret et très étrange, entraînant de la sorte notre imaginaire et un défi pour l'actrice ?
Absolument ! On voyage avec elle, il y a des moments où on ne la comprend pas bien, mais si on analyse les choses, elle dit des vérités, elle a de vraies pensées sur l'écologie, la politique, le monde social, mais elle l'exprime d'une manière si bizarre qu'on se dit qu'elle est folle. Alors que pour moi elle est très proche de l'autisme dont je connais un peu le langage qui dans la forme est très loin de nous alors qu'au fond beaucoup de choses nous rassemblent*. Plus j'apprends le texte, plus je la comprends et plus j'ai envie de la rendre très concrète. Je pense que tout en montrant qu'on en parle il ne faut pas jouer la folie, il faut rester à la bonne distance. Pour moi le défi est là.
Ne pas entrer dans la psychologie des personnages, s'interdire de juger, telle était Marguerite Duras. Dans le cas présent, à quoi s'intéresse-t-elle avant tout ?
Voilà oui, rien de psychologique, le texte se suffit à lui-même. Je pense que ce qui l'intéresse n'est pas le crime, mais la folie elle-même, et c'est ce qui m'intéresse aussi.
Alors que Duras a choisi de situer sa pièce dans les années soixante, Jacques Osinski votre metteur en scène, explique vouloir s'attacher uniquement au texte et vous demande d'être une incarnation moderne de Claire Lannes, à la fois opaque et transparente...
Pour Claire, je dirais plus intemporelle que moderne. Il est vrai qu'à l'époque le rapport entre mari et femme et l'inverse était très différent, il y avait des codes très patriarcaux qui ne sont plus aujourd'hui. Donc je pense, et c'est l'intention de Jacques, qu'il faut rendre la pièce intemporelle.
Le café le Balto, les personnages annexes du roman ne sont ici qu'évoqués. Seuls demeurent l'interrogateur face à Pierre dans la première partie, face à Claire dans la seconde. Une attente stressante pour vous j'imagine !
Oh oui ! Ça commence sans moi alors j'ai le temps de... D'autant que je suis une traqueuse sans nom, mon trac n'est pas rationnel, il survient aussi bien à une première représentation qu'à une seconde ou même une trentième sans aucune véritable explication.
Et ce texte, sous une apparente simplicité, n'offre pas grand-chose à quoi se raccrocher !
Oui, il est très dur à apprendre parce que les idées fusent, elle passe sans cesse du coq à l'âne. Parfois elle s'exprime dans un bon français, parfois elle fait des fautes.
Vous n'avez jamais joué avec Frédéric Leidgens, votre partenaire-interrogateur?
Je ne le connaissais pas avant d'avoir vu "Fin de partie" également mis en scène par Jacques Olinski. J'ai eu un vrai coup de cœur pour cet acteur talentueux et d'une grande élégance. Quand j'ai appris que j'allais jouer avec lui, ça a été le bonheur et je sens déjà une complicité de jeu dans les répétitions.
Une complicité que l'on a hâte de découvrir à travers ce face à face. L'interrogateur semble vouloir sauver Claire de la peine de mort alors en vigueur, en plaidant sa folie. Claire, de son côté, fait tout pour prolonger son face à face avec lui.
Oui, elle le manipule aussi par crainte qu'il ne lui parle plus car, pour la première fois, quelqu'un s'intéresse à elle, elle se sent vraiment écoutée.
Passionnante Marguerite Duras !
Oui, et d'une intelligence incroyable. Je la comprends à voix haute, c'est là que sa complexité devient simple. Ce qui tombe bien puisque je dis ses mots !
* Sandrine Bonnaire a réalisé un documentaire « Elle s'appelle Sabine » sur sa sœur autiste. Le film a été primé en 2007 à la quinzaine des réalisateurs à Cannes.
Paru le 01/12/2024
(28 notes) THÉÂTRE DE L'ATELIER Jusqu'au mardi 31 décembre
COMÉDIE DRAMATIQUE RÉPERTOIRE CLASSIQUE. Servi par un trio de talents rares (Sandrine Bonnaire, Frédéric Leidgens et Grégoire Oestermann), ce thriller psychologique explore la personnalité énigmatique de Claire Lannes nous plongeant dans les méandres de l’âme humaine.
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