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© Giovanni Cittadini Cesi
Interview par Jeanne Hoffstetter
Jean-Michel Ribes
Le théâtre du Rond-Point en ordre de marche

Gilets jaunes, grèves, et Covid 19... Des mois d'enfer pour le théâtre. Pour éviter la catastrophe, Jean-Michel Ribes et son équipe ont déclaré la guerre à la terreur généralisée, et "inventé des choses impensables."
Depuis son arrivée il y a vingt ans, le Rond-Point est devenu ce temple incontournable de la création théâtrale, "une issue de secours aux pesanteurs du monde", le lieu où une joyeuse folie réunit nantis et plus modestes et où, suivant Nietzche, l'art nous empêche de mourir de la vérité.

Pouvez-vous pour commencer nous parler de cette épreuve qu'a représenté pour vous le confinement, et la manière dont vous l'avez traversée ?
Ça a été très douloureux, on a été obligés d'annuler huit spectacles très attendus par le public, avec de nombreuses réservations déjà payées. Tout ça avec ce sentiment étrange qu'il fallait les replacer plus tard alors que nous avions déjà prévu la nouvelle programmation. C'était comme une espèce de jeu de dominos infernal.
Mais je tiens à signaler que le public a été tout à fait extraordinaire. Par solidarité, très peu de gens ont demandé à se faire rembourser. Cet attachement au Rond-Point m'a énormément touché et ça nous a donné du baume au cœur pour nous battre. Nous avions plus de soixante personnes en chômage technique, alors le service communication a utilisé les réseaux sociaux et proposé en ligne, des spectacles et des conférences que nous avions donnés précédemment. Nous avons de la même manière présenté notre nouvelle saison en compagnie d'artistes qui sont venus témoigner. J'ai été très surpris parce que ça a très bien marché, on a tout de suite eu des réservations et des demandes d'abonnements. Et puis il y a eu ce spectacle en forme d'expérience surréaliste et un peu provoquante, je veux parler de Christophe Alévêque qui a joué seul devant 800 places vides et deux caméras. Et les fauteuils étaient ravis !

Durant cette période et devant le silence du gouvernement concernant l'avenir du théâtre, n'avez-vous jamais éprouvé de colère ?
Ah oui ! J'étais très, très en colère. À aucun moment dans les discours du chef de l'état ou du premier ministre le mot culture n'a été prononcé, et je ne parle même pas de théâtre ! Ce qui revenait à dire que l'on pouvait s'en passer. Alors que la culture, même si on l'oublie, rapporte chaque année 44 milliards ! Finalement, comment dirais-je ?... La culture est apparue un peu comme la danseuse de la présidence de la République.

A travers deux de vos ouvrages ou sur vos scènes, vous n'avez eu de cesse de convoquer artistes, écrivains et philosophes pour lesquels le rire de résistance est, ou fut, l'arme primordiale face à la tyrannie du sérieux. Si la vitalité, l'insolence et de joyeux pieds de nez au politiquement correct, demeurent votre marque de fabrique et celle du Rond-Point, n'avez-vous jamais connu le découragement durant cette sale période ?
Oui, cette espèce de tsunami qui vous tombe dessus, c'était... Je vais vous dire une chose étrange, mais finalement c'est assez excitant de ne pas céder à la catastrophe, à la terreur généralisée et de faire front, d'essayer d'inventer des choses impensables pour ne pas être à genou, ne pas disparaître. C'était: Ou on ferme parce qu'on n'a pas de solution, ou on se bat. Mais je ne vous cache pas que s'il arrivait une deuxième vague très sévère, je ne sais pas comment le Rond-Point pourrait tenir. Pendant quatre mois j'ai écopé comme si l'on était sur le Titanic, c'était terrifiant, mais on a réussi à éviter l'iceberg. Voilà !

Contrairement à ce que l'on croit votre théâtre est assez peu subventionné, ce qui n'aide pas beaucoup. Quel pourcentage ces subventions représentent-elles face à la billetterie ?
La ville nous subventionne à 18% et l'état à 18% ce qui fait que l'on doit trouver 64% de notre budget tous les ans, c'est considérable d'autant que nous avons cette obligation de maintenir des prix peu élevés. Très peu de théâtres dits publics ont ce régime, donc on se bat comme des fous et si l'on s'en est sortis après les gilets jaunes, les grèves, les intempéries, il y a un moment où l'on ne peut plus être Atlas et tenir la planète sur nos épaules. Même s'il faut reconnaître que des actes significatifs ont été faits pour les intermittents et pour le cinéma. Mais je pense vraiment que toute la profession devrait réfléchir un peu à sa manière de produire des spectacles, aux cachets des comédiens, aux tournées et au prix des spectacles pour que ça puisse circuler.

Quelles armes avez-vous trouvées pour livrer cette bataille ?
La première chose que j'ai inventée c'est d'installer un grand tréteau dans les jardins, de manière à ce que durant tout l'été indien, tout le mois de septembre entre 18h30 et 19h30, chaque jour un artiste vienne faire un spectacle. Et nous avons eu des réponses immédiates comme celles de François Morel, de Daniel Pennac, pour ne citer qu'eux. Il pourra y avoir aussi de la danse, de la magie, de l'improvisation... En respectant les gestes barrières nous pourrons avoir entre cent et cent cinquante spectateurs. Ce sera tout à fait étonnant ! Et ce sera gratuit !

De quelle manière le Rond-Point, sa librairie et son restaurant abordent-t-ils la rentrée face aux normes désormais en vigueur ?
La circulation sera extrêmement sécurisée puisqu'on a la chance que chacune de nos salles possède une issue de secours sur les jardins, donc pour éviter que les gens se croisent dans l'entrée principale, ils rentreront par là. Ensuite nous respecterons les recommandations en ne mettant côte à côte que les familles ou les amis, et laisserons un fauteuil vide entre les gens qui ne se connaissent pas. Il y aura du gel hydro alcoolique partout où les gens passent avec port du masque obligatoire. Au restaurant les tables seront à distance respectable les unes des autres et on espère qu'il fera assez beau pour utiliser la terrasse. Quant à la librairie, un nombre réglementé de personnes pourra entrer, avec masques bien sûr. Voilà, je pense que nous sommes dans les clous pour que les gens n'aient aucune crainte de venir au Rond-Point!

En dehors du Rond-Point dans le jardin, de quelle manière avez-vous réorganisé votre programmation de rentrée ?
Pendant la durée de ce tréteau dehors, dans les petite et moyenne salles nous présenterons les pièces prévues de manière à ne pas regrouper trop de monde dans la grande salle. On reprendra salle Topor "La Visite" que joue Lolita Chammah et "L'exécuteur 14" avec Swann Arlaud, salle Tardieu. Ensuite il devrait y avoir sur une durée de quatre ou cinq jours des seuls en scène comme celui de Panayotis Pascot. Mais dès octobre nous reprendrons un programme normal dans la grande salle, la pièce de Rémy Devos "Départ volontaire" montée par Christophe Rauck avec le théâtre de Lille. Et puis, et ça c'est formidable, "Un poyo rojo" ce spectacle argentin qui avait débuté au Rond-Point et qui après une tournée internationale triomphale de trois ans viendra la terminer là où elle avait commencé. Il y aura aussi à Noël et pour les enfants "Le Cirque invisible" avec Jean-Baptiste Thierrée et Victoria Chaplin. Voilà, tout reviendra à la hauteur d'une programmation normale.

Vous est-il quand même arrivé durant le confinement, d'avoir envie de "raccrocher la veste" pour écrire davantage, par exemple ?
Ecoutez, pour ne rien vous cacher j'y ai songé, mais j'ai consacré vingt ans de ma vie à ce théâtre et il s'est accroché à moi. Mais je le ferai un jour. Et je vais vous livrer un scoop : Je vais créer ma prochaine pièce en septembre 2021 au Rond-Point. Elle s'appelle «J'habite ici». Ce qui veut dire, j'habite dans cette époque, c'est une sorte de portrait de l'époque... Et pour l'instant, moi, je reste debout !
Paru le 12/10/2020