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Elle ne m’a rien dit
© Alexandre Foulon
Dossier par Patrick Adler
Dossier spécial Avignon
Festival Off : Du 29 juin au 21 juillet

Focus sur un théâtre engagé et militant avec deux pièces fortes : « Cicatriciel » au Théâtre 11 et « Elle ne m'a rien dit » à La Factory. Et un flash sur deux habituées du Festival : l'actrice Béatrice Costantini et la metteur en scène Frédérique Lazzarini.

Cicatriciel
Au théatre 11

Adjectif et mot-valise à la fois (il/elle/iel), ce « Cicatriciel » donne le ton et dit la trace et la douleur d'une blessure qui, après trente-sept ans d'attente, un constat amer, une reconstruction difficile et un épilogue militant plein d'espoir, donne à réfléchir sur la condition d'une communauté grandissante : les intersexes, autrefois nommés hermaphrodites.

Sur un plateau transformé en jungle luxuriante, la bande-son ponctue le témoignage délivré par le comédien Vincent Bellée. Voilà donc l'histoire bouleversante de Vincent devenu Sarita, une histoire sordide de mensonge médical, d'une appendicite fantomatique avec en prime un bourgeon génital qui valide son assignation sexuelle de mâle. En faisant état de la géographie de la douleur d'un corps cartographié par des cicatrices, on comprend le désarroi et la solitude de cet être ni homme, ni femme, qui, sans histoire, apparait aux yeux de la société comme un monstre. La découverte de son dossier médical qui ne fait mention que du corps, pas de lui, accentue ce non-dit. Cette impression de ne pas s'appartenir, cette capacité de décorporalisation engendre des pulsions destructrices. Au lendemain d'un second abandon - amoureux cette fois - Vincent-Sarita réagit.

Dans sa nouvelle thébaïde où il vit avec Ben, ami transsexuel, arrivera-t-il à combattre ses fantômes ? L'amour immodéré pour les plantes, le souvenir des mots amènes écrits par sa mère et son combat qui s'inscrit en ligne droite dans l'Histoire universelle du féminisme feront de ce moins de départ un plus à l'arrivée, même si l'équation n'est pas si simple.
Le texte est puissant, l'interprétation de Vincent Bellée magistrale, le décor - une chaise, un lit médicalisé, un banc et toute cette jungle alentour - accentuent l'impression d'enfermement et d'extrême solitude. Quant à la musique jouée par Anne-Laure Abasté, elle est pour le moins inspirée et... inspirante. 
Ce « Cicatriciel » est mis en scène par Yann Dacosta qui signe là une œuvre aussi puissante que l'émotion gagnée chaque soir par le public...


Elle ne m'a rien dit
À la Factory

Par ce titre énigmatique, Hakim Djaziri, auteur et acteur de cette pièce qui traite d'un féminicide, fait le constat de la sidération, mécanisme naturel de défense de l'agressé. Explication d'experts qui ne saurait faire oublier l'implication des pouvoirs publics. L'empathie et la compétence sont deux mamelles vitales. Place à la pièce. Quand le théâtre s'engage... il est prescripteur et salvateur !

Des dates vont s'égrener sur un rideau de tulle où l'on distingue, derrière, dans une construction quadrilatère, un appartement simple et cosy. 
Au départ était la vie. L'histoire de deux sœurs : Hajer, l'aînée, Alham la cadette, handicapée. Une passion partagée pour la danse, où le fauteuil roulant n'handicape ni le jeu, ni les beaux gestes, ni les étreintes, encore moins les rêves. Ces jeunes filles rêvent de couple, de foyer uni. Las ! 
Quand le loup Reda entre dans la bergerie sous les traits d'un sans-papiers faussement sincère et larmoyant, l'agneau fragile Alham cède et le drame s'installe. Insidieusement. Progressivement.
Avec une précision quasi chirurgicale, on assiste à la mue du pervers narcissique jusqu'à l'ultra-violence, le viol, le crime.
Au départ était la vie. Alham avait 33 ans. Elle laisse un enfant en bas âge : Saif.
Dans sa folie, Reda se défenestre. 
Commence alors le combat de Hajer qui, après la sidération du silence de sa sœur, incompréhensible au vu de leurs liens indéfectibles va contre vents et marées combattre l'impensable, l'indicible : l'Etat.
Au nom de Alham, déjà diminuée par son handicap, au nom aussi de toutes ces femmes qui meurent sous les coups de leur compagnon, elle va devenir le porte-drapeau de la cause féminicide.
Comment on fait pour changer les lois ?
La réponse est dans la pièce.
C'est brillant, poignant et curieusement poétique dans la douleur quand Hajer entame une danse mémorielle, celle qui rappelle la chorégraphie des deux sœurs.
Si la haine est parfois un bon moteur, la transmission est un bon carburant. Et l'adoption de l'enfant de sa sœur, son travail de reconstruction participent de ce combat.
Le sujet peut rebuter mais l'enjeu est de taille et quand les mots, la mise en scène et les acteurs sont à la hauteur de l'enjeu, on ne saurait passer à côté d'une séquence aussi émouvante.


Arletty
Au théâtre 3S avec Béatrice Costantini

A l'instar de Kate Boss ou Arielle Dombasle, Béatrice C... est une brindille qui, entre barres au sol et régimes draconiens, affiche une silhouette à faire pâlir. Ne lui parlez pas de son âge, elle assume l'amnésie. Pour autant, elle en avale, du texte et carbure à l'énergie de son nouveau metteur en scène, le jeune octogénaire J.Luc Moreau. A peine rentrée d'un tournage avec Monica Bellucci, d'une pub pour Fauve Hautot (elle est aussi Directrice de la mythique Agence Di -, aux côtés de son auteur et époux Jean-Luc Voulfow), elle prépare son Avignon 2024, forte de son succès l'an passé avec « Arletty ». Elle en a la gouaille, le phrasé, la gestuelle et... la classe ! Comme on en avait déjà dit du bien l'an passé, gageons qu'avec cette nouvelle formule on va devoir faire évoluer la grammaire des compliments.
Ces lettres d'Arletty ont un pouvoir... Majuscule !


La Mégère apprivoisée, Le Cid, et Le Lavoir
Un service trois pièces ! avec Frédérique Lazzarini

Non, Frédérique Lazzarini n'est pas qu'une très belle femme... 
Elle arrive au théâtre, gracile et élégante, s'assied. Elle est de ces « bella ragazza » Italiennes qui, par leur profil hiératique, en imposent d'emblée. Et pourtant, il n'y a pas la moindre distance, le moindre défi dans son regard. Elle est juste ... dans la place. Comme un parfum qui emplit l'air. Quand elle s'exprime, la voix est douce, mélodieuse, presque cristalline. Elle est à la fois attentive et rieuse, sait déjouer les pièges de l'interview. Elle connait son sujet. Elle, c'est la scène et surtout la mise en scène. On avait loué son Barbe Bleue au Chêne Noir - « hénaurme », eût écrit Flaubert -, comme son "Cid" à l'Artistic Théâtre qu'elle annonce reprendre en Avignon cet été (Au Chêne noir) et ô surprise, elle déclare avec une candeur toute innocente qu'elle aura deux autres créations à son actif : un classique « La Mégère apprivoisée » de Shakespeare (Au Petit Louvre) et une pièce contemporaine : « Le Lavoir » de Dominique Durvin et Hélène Prévost (Au Chien qui fume). Comment combiner rigueur et fantaisie, comment faire un théâtre populaire et chic ? Elle s'interroge et, mutine, renvoie habilement au choix du public qui vient en nombre à l'Artistic Théâtre comme en Avignon. Aragon le disait bien : « la femme est l'avenir de l'homme »
Paru le 01/07/2024