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D.R.
Spécial Avignon par Patrick Adler
La Contrainte
A la Bourse du Travail CGT

Comme sortie du grenier, « La contrainte » - peut-être la moins connue des nouvelles de Zweig - fait peau neuve par la magie d'Anne-Marie Storme. Dans une mise en scène épurée et par un travail sur le corps et la voix - aidée en cela par la création musicale très affûtée de Stéphanie Chamot -, elle revisite l'œuvre en lui donnant intemporalité et intimité.
Le plateau est nu. Ou presque. Clavier et micro à jardin pour la narration et l'habillage sonore. Seuls les mots doivent sonner. Le lieu, l'époque sont accessoires. Dans la nouvelle, il est question du départ en Suisse - pays neutre - de Ferdinand pour échapper à la conscription. Sur scène, le récit devient intemporel et universel, d'autant plus qu'il est d'actualité avec la guerre en Ukraine. On entre dans le « Je est un autre » Rimbaldien avec ses conflits internes, ses atermoiements de l'artiste face au devoir civique, face à l'engagement amoureux. « Humain, infiniment humain », dirait Marguerite Duras. Comme si, dans cet univers kafkaïen, l'administratif primait sur l'art, comme si le devoir civique pouvait s'affranchir de l'amour. Emma a beau invoquer « cette machine à bousiller des gens » (sic) pour éveiller la conscience anesthésiée de son homme, enterrer l'enveloppe qui contient la convocation, Ferdinand se sent prisonnier. « Cette convocation, c'est moi ! », dit-il. Cette ligne de démarcation représentée par un fin chemin de terre sur scène - symbolique à la fois de vie et de mort -, va-t-il la franchir ? Prendra-t-il le train de sa conscience ou celui de la patrie ? Dans cette adresse puissante au public devenu spectateur et acteur pour voir ces contradictions portés en lui, comme Zweig d'ailleurs, l'angoisse monte crescendo. Les échanges violents entre Ferdinand et Emma fusent : le troupeau ou Emma ? Est-on encore libre comme soldat ? Les gens qui ne portent pas l'uniforme sont-ils toujours plus humains ? (sic)
Quand le troisième personnage - Stéphanie Chamot -s'immisce, menton en avant, voix autoritaire, tantôt narratrice, tantôt actrice - elle incarne l'Ordre, le Pouvoir -, sur un plateau faiblement éclairé comme pour figurer un crépuscule , on retient son souffle.

D'autant qu'avec son habillage sonore très étudié, elle est un élément fondamental à la pièce. C'est elle qui la rythme, entre chants, chuchotements, bruitages. Anne-Marie Storme dirige avec talent ses comédiens - Anne Conti et Cédric Duhem, très convaincants -.
En nous offrant ces maux d'auteur sur fond d'électro-rock, en convoquant tous ces questionnements si humains et si actuels, on redécouvre Zweig avec bonheur.
Paru le 25/06/2024