Il fallait la puissance de jeu de deux "monstres sacrés" du théâtre pour faire honneur à l'auteur : Gérard Savoisien. Qui d'autre pour incarner avec fougue et émotion ce duo magnifique ? Jean-Pierre Bouvier (nommé aux Molières 2021 pour "La version de Browning" de Terence Rattigan) et Vanessa Cailhol, fraîchement Molièrisée (en 2024) pour "Courgette" d'après Gilles Paris, nous offrent un moment de théâtre bouleversant, divinement mis en scène par une autre nommée aux Molières (en 2016) : l'incontournable Anne Bourgeois. Un Quatuor d'exception pour un moment rare !
Comme dans un rêve éveillé, nous allons suivre pendant quatre-vingt dix minutes ce qu'on pourrait appeler "les derniers jours d'un condamné". Entre folie et raison, entre réel et fantasmé, ayant, comme Proust, le lit pour seul refuge, Maupassant griffonne des mots, convoque ses souvenirs, aidé par la présence lumineuse de Solange - dite Sosso - qui va épouser tous les rôles selon son humeur... ou sa paranoïa. Elle est toutes ces femmes qu'il a aimées. Jusqu'à perdre la raison, comme eût dit Aragon. Mutine et lumineuse mais aussi passionnelle et charnelle dans ce lit devenu lieu de travail et de plaisirs, elle fait corps avec l'ogre collectionneur de mots et d'aventures sexuelles. Il a beau affirmer que "le cul des femmes est monotone, comme l'esprit des hommes", il est insatiable. Il en a pourtant connu des catins, des bourgeoises, des aristocrates... Il les a toutes désirées, toutes possédées.

"Trop d'appétit de vivre et de sexe, trop de trop", dit de lui Solange. Son corps le lâche peu à peu, mais la modération n'étant pas dans son ADN, il lutte inlassablement et, perdant pied, entre peu à peu dans les abimes de la psychiatrie, convoquant tour à tour Zola, autre écrivain naturaliste ou Renoir dont la tache rouge qu'il a relevée dans ses tableaux trouve par moments un écho dans le Horla de sa chambre, dont l'univers sombre et ténébreux ajoute à la fantasmagorie. Il se lève, trébuche, se fige, réclame un verre d'eau, étreint Solange. Dans cette course folle pour échapper à la mort où, bien que mariée, Solange l'aide par sa seule présence (fantasmée ?) à supporter l'insupportable, refusant, même dans sa rébellion - car le diable est puissant - d'être hors-jeu à son tour, on assiste à l'agonie d'un géant.
C'est autant dérangeant que sublime. Gérard Savoisien signe une fois de plus un grand texte, mis en scène avec talent par Anne Bourgeois. Elle a su dompter l'animalité de ces deux "bêtes de scène" qui, entre fulgurances orales et bestialité physique, entre violence et passion, nous ont offert un grand moment de théâtre.
Et cette nouvelle pépite - est-il utile de le préciser ? - s'inscrit encore sur le tableau d'honneur des Gémeaux Parisiens.